Travail, corps et démocratie. Entretien avec José Luis Moreno Pestaña

La Red Temática 34 “Sociología Política” de la Asociación Francesa de Sociología dedica un espacio a la presentación de trabajos de investigadores internacionales. En esta ocasión se presenta la trayectoria investigadora de José Luis Moreno Pestaña (UGR-FiloLab), Profesor titular de Filosofía Moral de la Universidad de Granada, autorizado para dirigir investigaciones (HDR) en sociología (École des Hautes Etudes en Sciences Sociales, EHESS Paris). Compartimos la entrevista en su idioma original (francés).

Quel est votre parcours académique ? Avez-vous séjourné dans d’autres institutions académiques à l’étranger ?

J’ai fait mes études secondaires dans un Lycée public à Linares, la ville où je suis né, une ville de la province de Jaén en Andalousie. Ensuite, j’ai fait des études supérieures en travail social et en philosophie. Après mon doctorat de philosophie, j’ai commencé une formation en sociologie qui m’a conduit à obtenir l’habilitation à diriger des recherches dans la même discipline à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales.

En 2001, j’ai effectué un premier séjour en France au sein du Centre de sociologie européenne à l’EHESS. J’ai ensuite réalisé des séjours au Centre national de la recherche scientifique (également au CSE), au Département de sociologie de l’Université de Limoges, au Département de science politique de l’Université Paris Nanterre, le dernier se déroulant à l’EHESS en 2018 en tant que professeur invité, cette fois-ci au Centre d’études sociologiques et politiques Raymond Aron.

De 2010 à 2018, j’ai dirigé des projets R&D en Espagne (équivalent à ceux de l’Agence nationale de la recherche en France). Des chercheurs de France, d’Allemagne, de République tchèque ont participé à ces projets.

Il est difficile de souligner les différences académiques entre les pays, car depuis 2001, il y a eu des changements importants. Quand je suis arrivé en France en 2001, l’importation de produits académiques de l’international était marginale et perçue presque comme une sorte de dissidence. Aujourd’hui, ce type d’importation s’est généralisé et à l’instar du système d’indicateurs d’évaluation de la recherche, les espaces académiques français et espagnol se sont rendus homogènes. Malgré cela, les niveaux de hiérarchisation universitaire et de dépendance au publish or perish sont bien plus marqués en Espagne, où l’obsession des facteurs d’impact conditionne l’accès aux postes d’enseignant-chercheur à l’université. Aujourd’hui, la référence à la culture académique française s’est réduite en Espagne.

L’autre différence est l’hyperspécialisation de la recherche. En travaillant entre la sociologie et la philosophie, j’ai pu voir, dans ma génération, des carrières universitaires construites autour d’un auteur, d’un seul sujet ou d’une période d’exclusivité, ce qui est devenu par ailleurs la norme à l’université. De toute évidence, l’intensification de la concurrence et l’hyperspécialisation sapent une partie de l’attrait de la vie universitaire. L’exemple peut-être le plus notoire est celui des congrès académiques, où les gens ne restent même pas à la session où ils sont censés intervenir. L’arrivée des réseaux sociaux et la profusion de comportements agressifs, voire de campagnes de discrédit, me semblent une triste nouveauté. En retour, et c’est le côté positif, il y a plus de personnes qui enquêtent, d’origines sociales plus diverses et très souvent ayant des niveaux de qualification élevés.

Quels sont vos sujets de recherche actuellement ? Comment êtes-vous arrivé à vous intéresser à ces sujets ?

Je travaille actuellement sur deux questions : le corps et le travail, d’une part ; et la démocratie anti-oligarchique, d’autre part, c’est-à-dire mon interprétation de la manière dont l’usage du tirage au sort et la rotation (du personnel politique) pourrait corriger les tendances à la création d’oligarchies politiques.

Le premier sujet d’intérêt découle de mes recherches sur le corps, la classe sociale et les troubles de l’alimentation. À la suite de ce travail, j’ai commencé à m’interroger sur le rôle de l’orthodoxie corporelle dans l’entrée, le maintien et la promotion des personnes dans le marché du travail. J’ai trois publications principales sur le sujet[i]. Le travail le plus important est mon livre La cara oscura del capital erótico. Capitalización del cuerpo y trastornos alimentarios (Madrid, Akal, 2016).

La deuxième question a une double origine. D’un côté, elle provient de ma spécialisation professionnelle dans la philosophie française du XXème siècle, notamment celles des années 1960 et 1980. L’énorme intérêt que j’éprouvais pour la démocratie athénienne m’a conduit à réconcilier Castoriadis et Foucault. D’un autre côté, mon expérience des assemblées du mouvement 15-M (« mouvement des Indignés »), de leur succès et de leur échec, a suscité mon intérêt pour des expériences stables d’autonomie démocratique. Sur ce sujet, j’ai publié plusieurs travaux en français[ii] et en espagnol dont les plus importants sont Retorno a Atenas. La democracia como principio antioligárquico, paru en novembre 2019 aux éditions Siglo XXI[iii] et Los pocos y los mejores. Localización y critica del fetichismo político (Prix International de la Pensée 2030).

Quelle est votre approche théorique et épistémologique ? Quels sont les auteurs et les autrices avec qui vous dialoguez ?

En général, je pense qu’il y a trois auteurs sur lesquels je me suis constamment appuyé : Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron et Randall Collins. L’Espagne est un pays importateur d’auteurs en raison de sa place dans la division internationale du travail intellectuel et de la pratique du commentaire des textes comme forme de consécration. J’ai essayé d’objectiver cela dans deux ouvrages[iv]. De surcroît, j’ai écrit l’introduction à l’édition en espagnolde Le raisonnement sociologique de Jean-Claude Passeron, un ouvrage que je considère comme un sommet de la philosophie des sciences sociales. Cependant, j’ai quelques critiques à formuler, fondamentalement le choix de l’épistémologie de Popper comme référence de ce qu’est la science standard. Pour le reste, je ne pense pas qu’il y ait une telle différence entre le projet de Le métier de sociologue (écrit par Passeron avec Bourdieu et Chamboredon) et le travail solo de Passeron. Il me semble que cette controverse dans la sociologie française tend à rendre les petites différences très rigides et à les exprimer dans un langage excessivement sophistiqué.

J’ai discuté le travail de Randall Collins dans plusieurs articles publiés en espagnol[v]. Je crois que son ouvrage The Sociology of Philosophies: A Global Theory of Intellectual Change change le cadre et la façon de faire la sociologie de la connaissance. De même, Interaction Ritual Chains m’a aidé, à la fois dans mes travaux sur la sociologie de la connaissance et dans mes travaux sur le corps et la maladie mentale.

D’autres auteurs classiques pour lesquels j’ai une sympathie particulière sont le philosophe du Cercle de Vienne Otto Neurath[vi] et le philosophe gréco-français Cornelius Castoriadis. Le premier m’a aidé dans la discussion avec Passeron et le second m’a influencé dans mes derniers travaux sur la démocratie ancienne et son actualité.

Quelles méthodes d’enquête développez-vous dans vos recherches ?

J’ai effectué du travail d’archives et des enquêtes par entretien dans mes études sur la sociologie des intellectuels. J’ai aussi essayé de faire du travail qualitatif en combinant des groupes de discussion, des entretiens et des recherches ethnographiques[vii]. J’ai également essayé de construire des indicateurs statistiques chaque fois que cela était possible.

Quels sont les apports de vos travaux dans l’analyse de vos sujets ? Comment jugez-vous la réception de vos travaux, notamment dans un contexte international ?

Je ne me sens pas le mieux placé pour juger de la réception de mes œuvres. En principe, je suis plus que satisfait des effets que mon travail a pu avoir dans les études sur le corps et sur l’approche de la philosophie historique. Quand je m’engage dans une discussion, j’essaye de fuir le sectarisme et le narcissisme blessé, même si je n’y parviens pas toujours : c’est un défi que je dois relever car sans débat la vie intellectuelle s’enfonce dans des groupes autoréférentiels d’auto-agrandissement. Mon travail a fait parfois l’objet de bonnes lectures, des lectures qui me surprennent et des gens qui me citent sans m’avoir lu, souvent pour dire des bêtises (surtout dans mes études sur Foucault). Mais cette expérience est commune à de nombreuses personnes.

Comment envisagez-vous la diffusion de vos travaux au-delà du monde académique ?

J’écris un blog depuis des années et j’ai réalisé des projets pour le Conseil de la Santé du Gouvernement régional d’Andalousie où, en compagnie d’autres collègues, j’ai essayé d’introduire des perspectives des sciences sociales dans le traitement des problèmes alimentaires. J’ai fini un guide sur la discrimination corporelle au travail pour le syndicat Commissions Ouvrières Grenade (ville où je vis et j’enseigne maintenant). Le projet s’inscrit dans la suite de mon dernier livre, La cara oscura del capital erótico. Capitalización del cuerpo y trastornos alimentarios (Madrid, Akal, 2016), sur la capitalisation du corps et les troubles de l’alimentation. C’est un énorme défi d’offrir une synthèse de ce que je crois savoir aux délégués syndicaux, avec qui j’ai déjà eu plusieurs rencontres d’un énorme intérêt (j’espère aussi pour elles et eux). Bref, j’ai écrit de nombreux articles de vulgarisation sur des questions politiques. Cela me semble une obligation du chercheur. J’aime m’appliquer ce principe à moi-même dans l’écriture, en suivant un précepte de Passeron : éviter au maximum les coûts d’accès, tant qu’aucun contenu sémantique n’est perdu. J’ai beaucoup de chance d’être enseignant et d’être obligé d’être clair avec mes étudiant·es, notamment lorsque parfois il s’agit d’expliquer des problèmes complexes. Je suis passionné par ce métier d’enseignant et j’y consacre une bonne partie de mon énergie.

En plus de tout cela, j’ai été, je suis et je continuerai peut-être à être un militant. Je n’aime pas mêler légitimité intellectuelle et politique, c’est quelque chose qui me terrifie de la tradition marxiste, mais qui se voit un peu dans tous les courants politiques. Un enseignant dans une assemblée ne devrait être qu’un citoyen de plus. L’utilisation de la politique comme moyen de consacrer l’action intellectuelle est désastreuse de mon point de vue, aussi bien pour le travail intellectuel que politique.

Pourriez-vous illustrer votre recherche à partir d’un document de votre choix ?

Peut-être la postface dialoguée de La classe du corps (Moreno Pestaña, 2016) avec deux personnes que j’admire et apprécie beaucoup : Marie-Pierre Pouly et Christophe Gaubert. Elle est accessible suivant ce lien :

https://www.academia.edu/28702513/Dialogue_sur_les_dispositions_corporelles_et_l_asc%C3%A9tisme._Postface_%C3%A0_La_classe_du_corps_avec_Christophe_Gaubert_et_Parie-Marie

Références bibliographiques de l’auteur :

Moreno Pestaña J. L., Convirtiéndose en Foucault. Sociogénesis de un filósofo (2006, éd. fr: En devenant Foucault),
Moreno Pestaña J. L., Filosofía y sociología en Jesús Ibáñez. Genealogía de un pensador crítico (2008),
Moreno Pestaña J. L., Moral corporal, trastornos alimentarios y clase social (éd. fr. La classe du corps. Morale corporelle et troubles alimentaires, 2010),
Moreno Pestaña J. L., Foucault y la política (2011, éd. fr. Foucault, la gauche et la politique),
Moreno Pestaña J. L., La norma de la filosofía. La configuración del patrón filosófico español tras la Guerra Civil (2013),
Moreno Pestaña J. L., La cara oscura del capital erótico. Capitalización del cuerpo y trastornos alimentarios (Akal, 2016),
Moreno Pestaña J. L., Retorno a Atenas. La democracia como principio antioligárquico (2019) et
Moreno Pestaña J. L., Los pocos y los mejores. Localización y crítica del fetichismo político (2021).

Acceso a la entrevista original en el blog académico Hypotheses.

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